Do you know what you can do with a yellow bowling ball ? | Pv Mary-Rose

Le bowling, c'était quelque chose de terriblement ringard, rétro dans le mauvais sens, avec ces relents de culture américaine dans tout ce qu'elle a de plus grossier et de plus ridicule. C'est pour ça qu'Angel adorait ça. La plupart du temps, on voyait surtout des vieux (c'est-à-dire : des gens de plus de vingt-cinq ans), en groupes d'amis gloussants et se la pétant sauvagement, tout excités dés que l'un d'eux réussissait à placer le moindre strike, et sautant bruyamment sur place en se tapant dans les mains quand ils marquaient un peu plus de points que l'équipe adverse. Autant dire que si on voulait se distraire en observant cyniquement l'étalage de la bêtise humaine, il n'y avait pas mieux que d'admirer les joueurs, tous alignés, se secouer frénétiquement la fesse en tirant la langue pour soi-disant viser. Sinon, on pouvait aussi s'éclater en faisant pareil qu'eux - mine de rien le bowling était un sport très distrayant quand on se laissait aller. Mais si Angel était venu là aujourd'hui, ce n'était pour faire ni l'un ni l'autre.

Il avait passé un rapide coup de fil à Mary-Rose pour lui donner rendez-vous dans ce temple de la boule, et était arrivé légèrement en avance histoire de repérer les lieux. Il était en train de siroter un jus de tomate au bar, les jambes négligemment croisées sur le côté de son haut tabouret, les petons chaussés d'une paire blanche et rouge de ces immondes chaussures à crampons qui avaient été pour il ne savait quelle sombre raison jugées nécessaires à l'art du bowling. Ses yeux frétillaient dans leurs orbites alors qu'il laissait son regard voguer sur les pistes devant lui, prouvant à qui s'y connaissait un minimum qu'il était sous l'effet d'une quelconque substance - pas que ce soit étonnant ou change beaucoup de son état habituel, remarquez. Autre chose était évident à propos de lui quand on le regardait ricaner tout seul en fixant l'éternel roulis des boules multicolores : il avait quelque chose derrière la tête. En vérité, les petits reflets diabolique dans sa pupille laissaient voir clairement qu'il avait à l'esprit un de ses fameux mauvais coups, et que la population bowlingienne risquait d'en souffrir très bientôt - dés que la complice serait là.

Ce plan-là, ça faisait longtemps qu'il y pensait, mais il avait dû chaque fois en repousser l'échéance par mesure de sécurité familiale : il y avait un très fort risque pour que, une fois son méfait accompli, les autorités locales débarquent afin de lui faire payer son crime - ce qui à son âge consistait à appeler papa-maman pour qu'ils viennent chercher le vilain fiston au poste. Il avait beau ne pas se soucier de ce que pouvaient bien penser ses parents, et eux avaient beau ignorer avec un art remarquable toutes les bêtises de leur fils - "c'est l'adolescence, ça lui passera" -, il avait préféré attendre qu'ils s'absentent pendant quelques jours, petit trip en amoureux oblige, avant de mettre l'affaire à exécution. Quand ses parents n'étaient pas à la maison, Angel se retrouvait sous la responsabilité de son oncle : un brave homme qui appréciait sincèrement sa famille mais que quelques billets poussaient aisément à avoir autant de trous de mémoire ... Ce jour-là était le jour parfait.

Angel décroisa ses jambes et les re-croisa dans l'autre sens, but une gorgée de jus de tomate (vraiment immonde) et s'étira quelques secondes en bâillant sans retenu. Ça ne se voyait pas vraiment, mais en plus d'être défoncé et fatigué, il était complètement surexcité à l'idée de proposer un nouveau mauvais coup à sa chère Mary-Rose - un peu comme un gamin de cinq ans s'enflamme à l'idée de montrer à sa mère le nouveau gribouillis-dessin qu'il lui a gentiment pondu.

Samedi après-midi. J'étais toujours occupée le samedi après-midi. Ainsi que le samedi soir, bien entendu, vu le nombre de fêtes organisées dans mon entourage, chaque samedi soir, je le passais à danser dans la maison d'un ami ou d'un illustre inconnu. Cet après-midi, donc, j'aurais pu shopper un peu avec Pandora, ou bien essayer d'aborder Olive pour qu'elle vienne se promener avec moi (afin que je lui fasse une déclaration ? j'en aurais jamais eu le cran, de toute façon)... mais non, ce matin, mon téléphone avait sonné, me tirant de mon sommeil, et j'avais découvert à l'autre bout du fil mon cher Angel, qui m'avait proposé d'aller au bowling avec lui. Le bowling. Ha ha ha. J'avais horreur de ça. Et ça n'avait aucun rapport avec le fait que j'était une crotte à ce jeu (enfin, si, sans doute un peu), je n'aimais tout simplement pas ce truc. En plus, à part les chaussures de bowling, rien n'était inflammable, ce n'était que du métal. Ah si, le parquet des pistes, peut-être...

Je m'égare. J'étais donc en route vers le bowling. Habillée d'une blouse bleu turquoise sur laquelle j'avais passé un gilet de serveur noir à rayures blanches et d'un slim de la même couleur, mais sans les rayures, j'avais chaussé des derbys grises à talons hauts que, de toute façon, je serais bientôt obligée d'enlever. De la main gauche, je testais mon tout nouveau briquet, je précédent m'ayant été emprunté, et jamais rendu, par Angel, justement. Le nouveau était rouge à pois blancs, très trendy. Et il marchait bien. J'allumai une cigarette, et réalisai que ma réserve de shit, à savoir un petit coffret glissé sous une latte de parquet dans mon placard (pas du tout parano, la fille), était vide, la faute au pétard que je m'étais roulé la veille au soir. Je priai pour que mon ange adoré (je n'avais jamais vu quelqu'un qui eût aussi mal porté son prénom, d'ailleurs) fût en possession d'une petite réserve à écouler.

J'arrivai en vue du bowling. Là, dans une pièce embaumant les pieds et le renfermé, j'échangeai mes magnifiques derbys à échasses contre d'ignobles chaussures bleues. Bah, elles avaient au moins l'avantage d'être assorties à ma blouse. Je pénétrai dans la salle qui résonnait des cris d'enthousiasme ou de dépit des nombreux joueurs. Sérieusement, ils n'avaient rien de mieux à faire que de venir ici, le Samedi ? Tout Bristol semblait s'être donné rendez-vous dans le bowling. A force d'arpenter des yeux les tables qui se trouvaient à un bout de la salle, je finis par repérer Angel. Ce dernier avait une expression que je lui connaissais bien. Il avait l'air shooté, certes, mais ce n'était pas tout: ses yeux frétillants et son petit rictus malfaisant laissaient présager un mauvais coup en préparation dans sa belle tête. Je m'approchai de lui et, prise d'une envie soudaine, me penchai et lui roulai un mémorable patin. J'aimais embrasser les gens. Je faisais ça très souvent, en guise de salut, de geste d'affection, de remerciement... étonamment, j'embrassais volontiers les hommes. Je me faisais rarement repousser. J'étais tellement belle, en même temps... (a)

Hey. Qu'est-ce que tu nous manigances, petit scarabée ?

{Sorry si c'est pas terrible, c'est mon premier post en première personne, d'habitude j'écris à la troisième, dis-moi si ça te dérange ^^}

Ah, Mary-Rose. Sa compagnie toujours agréable. Ses délires toujours plus délirants. Ses points de vue (passionnants et même parfois sexys) sur les femmes. Sa gentille petite pyromanie. Son attitude un peu folle. Son style vestimentaire joyeusement déluré et coloré. Ses lèvres sucrées.

Pardon ? Que ? Comment ?

Angel ne put retenir un immense sursaut digne d'un personnage de Tex Avery lorsqu'il sentit l'intimité sacrée de son espace buccal soudainement violée par l'arrivée impromptue des sus-dites lèvres sucrées. Depuis le temps il aurait dû avoir l'habitude des baisers inattendus de Mary-Rose dont il avait déjà été victime à de nombreuses reprises (victime, vraiment ?), mais l'effet de surprise rendait le contact toujours aussi déstabilisant. Un de ces jours il lui ferait remarquer qu'un petit avertissement ne nuisait pas avant d'embrasser les gens à pleine bouche, mais pour l'instant il trouvait ça trop bidonnant pour le lui reprocher : même s'il ne voyait pas sa tête quand elle le lui faisait, il devait bien avouer que celles des autres, surtout des hétéros un peu crispées, étaient particulièrement hilarantes ... Il remarqua non loin un sexagénaire bedonnant qui les regardait avec un œil un peu pervers caché sous un air outré tandis que sa compagne s'affichait clairement choquée. Ah ! Les bristoliens pouvaient se montrer vraiment coincés, parfois ... Angel se fit un mémo personnel de demander à Mary-Rose de ramener sa copine la prochaine fois qu'ils viendraient ici, et lui se ferait un plaisir de ramener un amant - enfin si on les laissait entrer à nouveau après ce qu'il avait l'intention de faire. Intention que d'ailleurs la jeune femme semblait avoir devinée ...

« Tu me connais, courge de mon cœur, rien de bien méchant ... »

Et le sourire resplendissant qu'il affichait en disant ceci voulait dire tout le contraire.

Après un petit regard provocateur au vieux couple qui avait de toutes façons reporté son attention sur le jeu, il finit d'une traite son (répugnant) jus de tomate, dans le plus pur style "je finis vite et avec classe ma boisson parce qu'on va passer aux choses sérieuses, baby !", même si la grimace de dégoût qu'il ne put s'empêcher de faire après coup gâcha un peu l'image. Il détestait le jus de tomate. En fait, il avait au départ demandé un verre de vodka au barman, mais celui-ci lui avait demandé sa carte d'identité avec le regard suspicieux et le nez plissé - quoi, il empestait tant que ça ? De dépit il avait commandé ce jus immonde à la place, histoire de faire son rebelle. Sauf que le seul que ça avait embêté, c'était lui. Bah ! On ne se refait pas. Il renifla, montra gentiment ses dents à son éternelle compagne de folie, et se pencha pour lui murmurer à l'oreille, tel un vieillard saoul en train d'essayer de draguer une serveuse (à part qu'il avait depuis longtemps oublié l'idée d'essayer de draguer les lesbiennes) :

« Ça risque de ne pas être franchement discret, y a environ 85,3% de chances qu'on se fasse choper, sauf si on court vite. T'es quand même in ? »

Question presque rhétorique, en fait, parce que même si elle disait non, il la tirerait quand même par les orteils pour la forcer à participer contre son gré. Heureusement il n'en avait pour l'instant jamais été réduit à de telles extrémités, et il espérait bien ne jamais l'être. Faire des coups tout seul pouvait aussi être drôle, parfois, mais quand il y avait le choix entre seul et avec Mary-Rose, il n'hésitait jamais bien longtemps ... Ce serait franchement triste de se la mettre à dos. Histoire tout de même de faciliter sa décision il ajouta, en regardant à droite à gauche comme si un quidam pouvait avoir l'idée saugrenue de venir épier les deux cinglés qu'ils étaient :

« Si on s'en sort y a même du dessert ... Origine végétale, parfaitement non contrôlée ... ? »

Le regard de Mary-Rose vers les jeunes filles en petite jupette qui s'agitaient gaiment non loin de là n'échappa pas à Angel. À force il connaissait ses goûts, à la miss, d'autant plus qu'il les partageait parfois plus qu'il ne le disait ... Bah oui, il ne pouvait pas décemment aller draguer une fille qui venait de repousser sa lesbienne de copine parce que sa sexualité ne correspondait pas, ç'aurait été vil et cruel. Comment ça, Angel était de toutes façons vil et cruel ? Bon, certes, il n'aurait certainement pas hésité à piquer une fille (ou un garçon, d'ailleurs) sous le nez de n'importe qui d'autre, mais justement : Mary-Rose n'était pas n'importe qui. Elle était L'Exception, une des très rares personnes à qui il tenait vraiment sincèrement et qu'il ne lui serait jamais venu à l'idée de tenter de blesser. Alors quand une fille plaisait à la jeune femme, il la lui laissait - et il fallait bien avouer que de toutes façons il adorait l'observer draguer, pas seulement parce que la vision de deux femmes ensembles était terriblement affriolante, mais aussi et surtout parce que même lorsqu'elle flirtait le plus sérieusement du monde, il ne pouvait s'empêcher de la trouver bidonnante.

Mais ils n'étaient pas là pour ça, comme semblait heureusement le réaliser Mary-Rose en se retournant à nouveau vers lui. Il acquiesça en fronçant un peu les sourcils, façon "oui soldat, reviens dans le droit chemin !", mais ajouta quand même un petit sourire en coin, traduction : "allons, coquine ! tu pourras filer plus tard à la chasse à la donzelle, pour l'instant profite de mon plan géniallissime qui te permettra sûrement d'attirer leur attention sur toi à défaut de leur faire bonne impression ...". Oui, oui, tout ça dans un sourire. Mais il était temps pour les explications.

« Bon, alors, tu vois la piste ? »

Il fit un geste ample de la main, de son nombril jusqu'aux pistes, pour en illustrer la direction.

« Elle est dans ce sens là et t'es censée lancer ta boule dans ce sens là parce que, ben, c'est au bout là qu'il y a les quilles, tu vois ? »

Non, non, Angel ne prenait pas Mary-Rose pour une imbécile : il était juste vaguement défoncé et, comme chaque fois qu'il était avec elle, passait en mode de délire, "je-suis-encore-plus-crétin-que-j'en-ai-l'air".

« Maintenant, imagine que par un malheureux revers du sort tu perdes l'équilibre en lançant la boule : même en ne déviant que d'un petit angle, tu risques de couper au moins deux, voire trois pistes ... »

Il avait maintenant l'air d'un artiste inspiré et parlait d'une voix enjouée en faisant de grands moulinets avec les bras. Il se tourna d'un quart de tour, de façon à avoir les pistes à sa gauche, et mima un lancer de boule ... dans l'allée où se tenaient les joueurs.

« En fait, tu vois, les gens lancent sur les pistes parce qu'on leur dit de faire ça et que ce sont des moutons, mais si tu regardes bien le sol est lisse et bien glissant partout dans la salle ... Si les gens étaient intelligents, ils verraient qu'ils peuvent lancer leur boule n'importe où. T'es pas d'accord ? »

Le sourire qui lui découvrait vicieusement les dents ne laissait aucun doute sur les intentions qui l'habitaient. Certes, ce n'était pas un plan des plus machiavélique qui nécessitait trois tonnes de matériaux et laissait sa trace pendant des jours, mais la simplicité avait du bon, parfois. Et Angel ne pouvait s'empêcher de se frotter les mains en gloussant bêtement dans son menton rien qu'à s'imaginer tous les pépères et les mémères sautiller sur place en couinant pour éviter de se faire écraser les pieds par le déferlement de boules de bowling qu'il avait l'intention de provoquer. Son œil luisait avec une petite fièvre cinglée quand il se tourna une dernière fois vers Mary-Rose pour préciser, d'un air content de lui :

« On devrait pouvoir lancer deux boules à la fois, donc quatre comme on est deux, et si on se débrouille bien on arrivera peut-être à faire deux ou trois lancers ... Ce qui faiiit ... Douze boules qui fileront à toute allure entre les petons de nos amis ! Et on se tire vite fait en priant pour ne pas se faire rattraper ... Qu'est-ce que tu en dis, ma courgette ? »